« Cependant, c’est plus compliqué
que ça.
Je suis désolé. Je n’aime pas
cette phrase. Je n’aime pas l’usage qu’en font les esprits subtils. Le malheur
est qu’elle est souvent vraie. En l’occurrence, elle l’est. C’est plus
compliqué que ça. »
Il y a au moins deux aspects dans
le Limonov de Carrère qui les conduit simultanément au prix de difficultés
prévisibles, puisque l’un contrarie l’autre. La face sombre du héros ne cesse
d’empiéter sur sa face lumineuse. Le portrait du personnage est un de ces
aspects, mené avec une rigueur à peine entamée par le surgissement d’émotions.
Et ces émotions constituent le second aspect : l’auteur est en effet très
présent dans son livre, il se met en scène comme il l’a d’ailleurs souvent fait
par le passé.
Emmanuel Carrère est, pour le
meilleur, un faussaire de l’autofiction. Il prend appui sur un sujet extérieur
pour mettre en évidence ses réactions, pour sonder le goût étrange qui le porte
vers une sorte de monstruosité. Cette veille permanente crée une tension qui
dynamise le récit et empêche de le lâcher même quand Limonov ennuie, voire
dégoûte.
L’homme qui voulait être écrivain
et ne comprenait pas que d’autres reçoivent les honneurs à sa place est aussi
le créateur de quelques épisodes formidables dans sa vie, qui pimentent le
récit de Carrère. Il faut voir comment il passe, dans ses années américaines,
de la jet-set au vagabondage. Comment les anathèmes qu’il lance contre Soljenitsyne
ou Brodsky le coupent du milieu d’immigrés russes qu’il avait voulu investir,
et où sa sauvagerie faisait merveille. Jusqu’à une certaine limite, qu’il
franchit allègrement.
Les limites, Limonov n’a aucune
idée de ce qu’elles sont. Il est excessif dans tout ce qu’il entreprend,
recommence le même cinéma à Paris les années suivantes, où on le voit se
rapprocher de la bande de Jean-Edern Hallier et de L’idiot international. Puis
s’engager à Vukovar dans les combats aux côtés des Serbes, davantage,
semble-t-il, pour vivre l’expérience de la guerre que par conviction…
Comment finira-t-il ? En chef
religieux ou politique ? En philosophe apaisé ? Ou assassiné ? Emmanuel Carrère
envisage plusieurs possibilités. Aucune ne convainc vraiment. Et pour cause :
seul Limonov est capable d’inventer son chemin au fur et à mesure.