mercredi 20 mars 2013

"Limonov n'est pas un personnage de fiction. Il existe. Je le connais. Il a été voyou en Ukraine; idole de l'underground soviétique sous Brejnev; clochard puis valet de chambre d'un milliardaire à Manhattan; écrivain branché à Paris; soldat perdu dans les guerres des Balkans; et maintenant, dans l'immense bordel de l'après-communisme en Russie, vieux chef charismatique d'un parti de jeunes desperados. Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud: je suspends pour ma part mon jugement.
C'est une vie dangereuse, ambiguë: un vrai roman d'aventures. C'est aussi, je crois, une vie qui raconte quelque chose. Pas seulement sur lui, Limonov, pas seulement sur la Russie, mais sur notre histoire à tous, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale."

On trouve beaucoup de choses dans ce livre passionnant. On y trouve même une part de la vie d'Emmanuel Carrère lui-même. Suivre Limonov depuis son enfance jusqu'aujourd'hui nous fait cheminer tout au long des dernières décennies de l'URSS et des premières années de la Russie. A l'image d'une citation de Vladimir Poutine: "Celui qui veut restaurer le communisme n'a pas de tête. Celui qui ne le regrette pas n'a pas de coeur".

"Poutine, j'y pense beaucoup en terminant ce livre. Et plus  j'y pense, plus je pense que la tragédie d'Edouard, c'est qu'il s'est cru débarrassé des capitaines Lévitine qui ont empoisonné sa jeunesse et que, sur le tard, alors qu'il croyait la voie libre, s'est dressé devant lui un super capitaine Lévitine: le lieutenant-colonel Vladimir Vladimirovitch.
On dit qu'il parle la langue de bois: ce n'est pas vrai. Il fait ce qu'il dit, il dit ce qu'il fait, quand il ment c'est avec une telle effronterie que personne ne peut être dupe. Si on examine sa vie, on a la troublante impression d'être devant un double d'Edouard. Il est né, dix ans plus tard que lui, dans le même genre de famille: père sous-officier, mère femme de ménage, tout ce monde s'entassant dans une chambre de kommunalka. Petit garçon chétif et farouche, il a grandi dans le culte de la patrie, de la Grande Guerre patriotique, du KGB et de la frousse qu'il inspire aux couilles molles d'Occident. Adolescent, il a été, selon ses propres mots, une petite frappe. Ce qui l'a empêché de tourner voyou, c'est le judo, à quoi il s'est adonné avec une telle intensité que ses camarades se rappellent les hurlements féroces sortant du gymnase où il s'entraînait, seul, le dimanche. Il a intégré les organes par romantisme, parce que des hommes d'élite, par qui il était fier d'être adoubé, y défendaient leur patrie. Il s'est méfié de la perestroïka, il a détesté que des masochistes ou des agents de la CIA fassent tout un fromage du Goulag et des crimes de Staline, et non seulement il a vécu la fin de l'Empire comme la plus grande catastrophe du XXème siècle, mais il l'affirme encore sans ambages aujourd'hui. Dans le chaos des premières années quatre-vingt-dix, il s'est retrouvé parmi les perdants, les floués, réduit à conduire un taxi. Arrivé au pouvoir, il aime, comme Edouard, se faire photographier torse nu, musclé, en pantalon de treillis, avec un poignard de commando à la ceinture. Comme Edouard, il est froid et rusé, il sait que l'homme est un loup pour l'homme, il ne croit qu'au droit du plus fort, au relativisme absolu des valeurs, et il préfère faire peur qu'avoir peur.
La différence avec Edouard, c'est que lui a réussi."