mercredi 10 avril 2013

La statue branlante d’un héros ambigu (Emmanuel Carrère et Limonov) par Pierre Maury

Un personnage comme un romancier peut en rêver : écrivain flamboyant, activiste politique, accompagné d’une femme très belle, ou de voyous homosexuels, alternativement riche et pauvre, adulé et conspué. Une figure forte, ancrée dans un pays qui ne cesse de se chercher une logique depuis que celle des deux grands blocs idéologiques est obsolète. Ce personnage existe, Emmanuel Carrère l’a rencontré et certains de ses livres ont été récemment réédités. Edouard Limonov, puisqu’il s’agit de lui, est cet homme ambigu, fascinant, insupportable. Tout à la fois. Emmanuel Carrère n’est pas différent de nous : plus il approche Limonov, fouillant dans sa vie, plus son projet lui semble miné de l’intérieur. Entre le pire et le meilleur, Limonov navigue sans peine, jusqu’à créer un parti néofasciste…


« Cependant, c’est plus compliqué que ça.
Je suis désolé. Je n’aime pas cette phrase. Je n’aime pas l’usage qu’en font les esprits subtils. Le malheur est qu’elle est souvent vraie. En l’occurrence, elle l’est. C’est plus compliqué que ça. »
Il y a au moins deux aspects dans le Limonov de Carrère qui les conduit simultanément au prix de difficultés prévisibles, puisque l’un contrarie l’autre. La face sombre du héros ne cesse d’empiéter sur sa face lumineuse. Le portrait du personnage est un de ces aspects, mené avec une rigueur à peine entamée par le surgissement d’émotions. Et ces émotions constituent le second aspect : l’auteur est en effet très présent dans son livre, il se met en scène comme il l’a d’ailleurs souvent fait par le passé.
Emmanuel Carrère est, pour le meilleur, un faussaire de l’autofiction. Il prend appui sur un sujet extérieur pour mettre en évidence ses réactions, pour sonder le goût étrange qui le porte vers une sorte de monstruosité. Cette veille permanente crée une tension qui dynamise le récit et empêche de le lâcher même quand Limonov ennuie, voire dégoûte.
L’homme qui voulait être écrivain et ne comprenait pas que d’autres reçoivent les honneurs à sa place est aussi le créateur de quelques épisodes formidables dans sa vie, qui pimentent le récit de Carrère. Il faut voir comment il passe, dans ses années américaines, de la jet-set au vagabondage. Comment les anathèmes qu’il lance contre Soljenitsyne ou Brodsky le coupent du milieu d’immigrés russes qu’il avait voulu investir, et où sa sauvagerie faisait merveille. Jusqu’à une certaine limite, qu’il franchit allègrement.
Les limites, Limonov n’a aucune idée de ce qu’elles sont. Il est excessif dans tout ce qu’il entreprend, recommence le même cinéma à Paris les années suivantes, où on le voit se rapprocher de la bande de Jean-Edern Hallier et de L’idiot international. Puis s’engager à Vukovar dans les combats aux côtés des Serbes, davantage, semble-t-il, pour vivre l’expérience de la guerre que par conviction…
Comment finira-t-il ? En chef religieux ou politique ? En philosophe apaisé ? Ou assassiné ? Emmanuel Carrère envisage plusieurs possibilités. Aucune ne convainc vraiment. Et pour cause : seul Limonov est capable d’inventer son chemin au fur et à mesure.